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En France, la culture du pantouflage fait de la résistance

“Est-on allés trop loin dans la régulation des conflits d’intérêts ?”, s’interrogeait Cédric O en préambule d’une tribune, publiée en janvier dans Le Monde

Avec cette ode au pantouflage, l’ancien secrétaire d’Etat au numérique s’est fait le porte-voix d’un discours de plus en plus fréquent dans les couloirs des ministères : la culture de la transparence et les mesures visant à prévenir les conflits d’intérêts ne seraient pas un remède, mais un poison pour la vie politique.

En creux, c’est aussi une remise en question directe de l’action de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui publie aujourd’hui son rapport annuel et fête ses dix ans d’existence.

Conçue comme une réponse au scandale de fraude fiscale déclenché par l’ancien ministre du Budget Jérôme Cahuzac, la HATVP exerce un contrôle en trois temps des responsables politiques. Elle examine leurs situations patrimoniales, doit prévenir les situations de conflits d’intérêts au moment de leur prise de fonction, et valider leurs reconversions dans le privé.

Son objectif : instaurer une culture de la transparence à faire pâlir d’envie les démocraties nordiques et “renouer avec la confiance publique”, comme le décrivait son premier patron, l’ancien procureur général Jean-Louis Nadal. En un mot, mettre des limites à ceux qui pantouflent un terme qui désignait historiquement les hauts fonctionnaires formés dans les grandes écoles qui rejoignaient le secteur privé et utilisé aujourd’hui plus largement pour désigner les transferts du public vers le privé.

François Hollande, à l’origine de sa création, défend toujours la HATVP auprès de POLITICO : “Il n’y a rien de pire dans une démocratie que la rumeur, le sous-entendu, la supputation. Grâce à des mécanismes qui peuvent encore être améliorés, il s’agit de lever le soupçon et c’est je crois au bénéfice de ceux qui exercent des fonctions.” 

La création de la Haute autorité a aussi permis à la France d’intégrer le club restreint des pays s’appuyant sur des systèmes de contrôle pour scanner la situation patrimoniale et les reconversions de ses responsables politiques. A l’étranger, des systèmes de contrôle à géométrie variable ont été mis en place. Les Pays-Bas, le Canada ou encore le Royaume-Uni interdisent ainsi à certains anciens responsables de se reconvertir dans le lobbying.

“Présumés coupables”

Pour certains anciens conseillers ministériels, la HATVP a au contraire instillé un sentiment de suspicion. Trois d’entre eux ont accepté de répondre à POLITICO sous condition d’anonymat — partis de la sphère publique il y a moins de trois ans, ils sont toujours tenus de saisir la HATVP dans le cas d’un changement de poste dans le privé et disent craindre d’envenimer leurs relations avec le régulateur. 

Une conseillère, qui a essuyé un avis négatif de la HATVP concernant sa possible reconversion, critique ainsi un processus dans lequel “on est présumé coupable dès la demande de saisine et d’avis sur le départ”. “Les discours et les réponses, dès le début de la saisine, créent une défiance vis-à-vis de cette Haute autorité, ce qui est assez désagréable.” 

Tous trois disent s’inquiéter de l’impact de ces contrôles sur l’attractivité de la fonction publique, a fortiori depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron, qui a vu de nombreuses personnalités issues de la société civile succéder à des “politiques professionnels”. Pour partie d’entre elles, l’engagement politique représente seulement une étape dans une carrière, avant un retour dans le secteur privé. 

“Le pantouflage ne concerne plus seulement des personnes de plus de cinquante ans qui s’en vont pour des postes à responsabilité dans de grandes entreprises. Les gens partent plus jeunes, ils quittent le public et parfois y reviennent plus tard”, observe Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS spécialisé dans les transformations du secteur public. 

Ces pantouflages et rétropantouflages multiplient les échanges obligatoires avec la HATVP.

Certains anciens conseillers voient ainsi un paradoxe dans les restrictions imposées par la loi, alors que les transferts public-privé peuvent être plus fréquents à l’échelle de la carrière. “Il y a un déni de réalité du marché du travail par la HATVP”, estime ainsi une ancienne haut fonctionnaire, qui critique une institution “très dogmatique” et qui empêche d’anciens responsables d’accéder à des postes dans le privé fondés sur leur aire d’expertise — “car évidemment qu’on leur propose des postes intéressants”, fait-elle valoir.

“Petit à petit, on aura des conseillers qui seront moins bons, qui seront sans doute des fonctionnaires et rien d’autre, des personnes qui ont vocation à rester dans la fonction publique, car les conditions ensuite pour évoluer ailleurs sont rendues très compliquées”, prédit pour sa part un ancien conseiller de l’exécutif qui s’est vu opposer un veto de la HATVP.

“Cela donne des situations où des conseillers ministériels se déportent par principe de certains sujets, car ils pensent que dans un an et demi ou deux, cela pourra être un bon secteur d’atterrissage”, juge l’ancienne conseillère citée plus haut, qui y voit un risque de perte en qualité des politiques publiques.

Une procédure en question

Outre le sentiment de soupçon, les recalés par la HATVP regrettent souvent de ne pas avoir pu défendre le bien-fondé de leur projet de reconversion. 

Peu après son départ à la retraite, l’ancien diplomate Maurice Gourdault-Montagne s’est vu interdire de présider le Salon mondial du nucléaire, position rémunérée par le Groupement des industries françaises de l’énergie nucléaire (GIFEN) ; il regrette aujourd’hui “l’absence de procédure de contradictoire”.

“On a pris quelques papiers que j’avais envoyés, sans me demander rien de plus, je pensais que ça passerait facilement, d’autant plus que le GIFEN est une fédération et non un organisme commercial, donc il n’y avait aucun soupçon de conflits d’intérêts”, argue-t-il. L’ancien conseiller diplomatique de Jacques Chirac évoque carrément une “privation de liberté d’entreprendre”.

Sollicitée par POLITICO, la HATVP rétorque que “les personnes sont systématiquement interrogées lorsque des vérifications complémentaires s’avèrent nécessaires ou lorsqu’un avis d’incompatibilité est envisagé”. L’instance défend également son processus qui “n’a rien d’accusatoire” et qui “est fait pour respecter le principe du contradictoire”.

La voie judiciaire reste un recours possible. Cédric Oqui n’a pas souhaité répondre aux sollicitations de POLITICO – a contesté deux décisions de la HATVP le concernant auprès du Conseil d’Etat. Le motif : la Haute autorité avait refusé que l’ancien responsable public rejoigne le conseil d’administration de l’entreprise technologique Atos, auquel son ministère avait accordé des subventions lorsqu’il était en fonction.

Si le Conseil d’Etat a donné raison à la HATVP, il ne s’agit pas moins de la cinquième contestation d’une décision de la Haute autorité devant la justice depuis sa naissance en 2013.

Un filtre pas si contraignant

Alors, le régulateur va-t-il trop loin ? François Hollande estime au contraire que “les empêchements” décidés par la HATVP sont “des protections” pour les responsables politiques, car le fait d’être recruté dans une entreprise qui entrerait dans le périmètre de leurs fonctions précédentes “pourrait être contesté par des clients [de l’entreprise] ou des concurrents”. 

Le président actuel de la HATVP Didier Migaud “n’est pas suspect de vouloir jeter le discrédit sur les responsables politiques”, juge encore l’ancien chef de l’Etat, qui plaide même en faveur d’un pas supplémentaire, avec la mise en place d’une HATVP européenne.

Pour l’année 2021, la HATVP a rendu 178 avis rendus concernant des mobilités entre le secteur public et le secteur privé. Seuls 9,3% sont des avis d’incompatibilité, impliquant un renoncement à un projet professionnel. Un ordre de grandeur attendu au même niveau en 2022.

Environ deux avis de compatibilité rendus sur trois le sont avec réserves, signifiant que les concernés doivent s’abstenir, par exemple, de contacts avec leurs précédentes administrations dans leurs nouvelles fonctions. Dans les faits, les contrôles a posteriori demeurent bien souvent limités par manque de moyens — le régulateur dispose d’un effectif d’une soixantaine d’agents. 

Ce choc de transparence n’a en tout cas pas fait basculer dans un sens ou dans l’autre le sentiment de défiance des Français envers leurs responsables politiques. Les procédures de contrôle restent en effet opaques pour la majorité de la population, estime le chercheur Luc Rouban. Selon l’indice de perception de la corruption établi annuellement par Transparency International, le score français est stable depuis 10 ans, s’établissant à 72 (sur un score de 0 à 100, de très corrompu à très faiblement corrompu). La France se hissait ainsi au 21e rang mondial en 2022, derrière des pays comme le Danemark, la Finlande, mais aussi l’Estonie ou l’Uruguay.

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