Dans les coulisses de l’IPS, l’indicateur qui secoue la mixité à l’école
Le monde de l’éducation est familier des classements en tout genre, pourtant rarement un indicateur aura autant fait parler de lui : l’indice de position sociale (IPS), qui mesure le niveau social des élèves et établissements français, est au centre d’intenses débats depuis sa publication contrainte et forcée par le gouvernement.
Pap Ndiaye, ministre de l’Education nationale, qui a convoqué jeudi 11 mai les recteurs et directeurs académiques pour leur fixer des objectifs en matière de mixité sociale, a lui-même utilisé l’indicateur ces derniers mois.
Ce n’était pourtant pas gagné d’avance : j’ai obtenu la publication de l’IPS en octobre 2022 après trois ans de procédure, grâce à une décision du tribunal administratif.
“Vous avez mis un sacré bazar mais c’est bien”, me remercie Emmanuel Constant, vice-président socialiste du conseil départemental de Seine-Saint-Denis. “C’est une publication précieuse”, se félicite Grégoire Ensel, parent d’élèves qui préside la FCPE.
Auparavant cantonné aux réunions du ministère, l’indice a en effet donné lieu à de nombreuses unes de journaux régionaux, des travaux de recherche ou des mobilisations de parents d’élèves. Je reviens ici sur son histoire et pourquoi il fait tant parler de lui.
L’IPS a été élaboré en 2016 par le service statistique du ministère de l’Education nationale (la DEPP), mais celui-ci en gardait jalousement l’accès, par crainte d’alimenter une compétition entre établissements.
Il est construit grâce aux informations sur les catégories socio-professionnelles recueillies lors de l’inscription des élèves en collège ou en lycée. Un enfant dont les deux parents sont profs a un IPS de 180. Un enfant dont le père ne travaille pas et la mère est commerçante a un IPS de 74. Ce score permet ainsi de mesurer le niveau social d’un élève et son éloignement vis-à-vis du système éducatif.
L’IPS d’un collège ou d’un lycée est donc construit en faisant la moyenne des IPS des élèves. L’IPS d’une école est calculé en utilisant l’IPS des écoliers arrivant en 6e.
Une bataille pour la transparence
J’ai demandé ces IPS en décembre 2019 au ministère de l’Education nationale, qui m’a opposé un refus rapide et franc. Publier les IPS peut “stigmatiser les établissements, qui évidemment, pour une majorité d’entre eux, ne choisissent pas leurs publics”, justifiait encore récemment Fabienne Rosenwald, à la tête de la DEPP.
Face à ce refus, j’ai saisi la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), qui m’a donné raison, puis le tribunal administratif. Cela m’a permis de découvrir que les IPS n’étaient pas secrets, mais que leur consultation était réservée à quelques-uns. Directeurs d’établissements, syndicats ou élus locaux. “L’opacité favorise les initiés du système”, confirme l’économiste Julien Grenet, spécialisé dans l’éducation.
Le tribunal administratif a tranché pour la diffusion de ces indicateurs, le 13 juillet 2023.
Les IPS ont été mis en ligne en octobre 2022 pour les écoles et les collèges, conformément à ma demande. Depuis, le ministère a aussi publié les IPS des lycées, ajouté un historique et l’écart-type. L’écart-type renseigne sur l’étalement de l’indice d’un établissement autour de la moyenne. S’il est large, les profils sont divers. S’il est resserré, la mixité est réduite.
Un électrochoc pour l’égalité des chances ?
Les médias se sont emparés de ces chiffres et ont publié des analyses ou des cartographies, contribuant à placer la mixité sociale dans le débat public. “La publication des IPS a été un révélateur de ce que nous pointons du doigt depuis des années en matière d’inégalités voire de ségrégation sociale d’un quartier à l’autre”, explique Grégoire Ensel à la FCPE.
“Ça a permis de mettre des chiffres sur des réalités pas forcément mises en avant”, explique encore Sophie Vénétitay, secrétaire générale du SNES-FSU. “Ça nous donne un levier pour batailler en février quand on va commencer les négociations pour la carte scolaire”, s’est félicitée à leur publication Véronique Mouhot, secrétaire départementale du Snalc, le syndicat des personnels de l’Education nationale, dans Var Matin.
En Seine-Saint-Denis, le vice-président m’explique avoir identifié une forte corrélation entre les IPS et l’évitement scolaire — c’est-à-dire le refus des élèves, ou de leurs parents, d’aller dans l’établissement public de leur secteur.
Autant d’analyses qui ne convainquent pas forcément la DEPP. “Les analyses qui sont faites des données dans la presse recoupent ce qu’on avait pu écrire dans d’autres travaux”, relativisait encore Fabienne Rosenwald, qui met en avant d’autres indicateurs pour les établissements “plus pertinents”, comme les indicateurs de valeur ajoutée.
Ces indicateurs, construits par la DEPP et publiés en ligne récemment, comparent les résultats attendus pour un établissement (au regard de sa localisation, sa composition, etc.) avec les résultats effectifs des élèves aux examens nationaux.
Un gouffre entre privé et public
Lorsqu’on regarde les IPS, la première chose qui saute aux yeux, ce sont les disparités entre les enseignements privés et publics.
En travaillant sur la proximité des collèges les uns des autres, deux chercheurs ont identifié dans toute la France 135 collèges très favorisés qui sont tous situés à moins de 15 minutes à pied d’un autre collège très défavorisé.
“La publication des IPS a joué son rôle, et nous disposons de quelques moyens de pression” vis-à-vis du privé, a reconnu le ministre lors d’une discussion au Sénat. L’enseignement privé sous contrat devra apporter sa contribution à cet effort”, a-t-il insisté en décembre, traçant sa feuille de route.
Dans son bureau logé dans un ancien couvent accolé au Val-de-Grâce, Philippe Delorme, secrétaire général de l’éducation catholique (SGEC), s’agace des “caricatures”. Lui aussi a bien étudié les IPS et notamment les écarts-types dans les établissements privés : “80% de nos collèges ont un écart-type supérieur ou égal à 30, ce qui prouve une vraie mixité.”
Pour le SGEC, les responsables sont ailleurs : “L’Education nationale paie la conséquence de la politique de la ville désastreuse.” Il cite les collectivités territoriales qui ne permettent pas aux enfants scolarisés dans le privé de bénéficier des mêmes aides, et éloignent donc les plus défavorisés. Ou encore “l’autocensure” des parents.
L’IPS n’a pas pour autant mauvaise presse au secrétariat général. “Depuis quatre ans, nous avons introduits l’IPS dans la répartition des moyens”, assure Philippe Delorme.
L’enseignement privé catholique va signer un protocole avec l’Education nationale sur le sujet, dans quelques jours selon le cabinet de Pap Ndiaye. Parmi les objectifs, l’accueil de davantage d’élèves boursiers. Mais la ligne du SGEC est claire : “Ni quota ni affectation.” L’école libre tient à le rester.
D’autres solutions sont proposées. Le sénateur communiste Pierre Ouzoulias a déposé une proposition de loi pour autoriser la modulation des subventions aux établissements privés en fonction de critères de mixité sociale.
Pour jauger l’importance de la sélection dans le privé, Julien Grenet imagine que les inscriptions puissent se faire à travers une “plateforme contrôlée par l’Etat” pour comparer “les informations sociales des parents qui souhaitent inscrire leur enfant dans le privé” avec celles des élèves admis. “Comment justifier que tout le monde contribue par ses impôts à financer l’enseignement privé, si chacun n’y a pas le même accès”, interroge le chercheur.
L’IPS permettra de suivre les effets de ce protocole, remarque Julien Grenet. “Ça donne les moyens aux journalistes de suivre, rentrée après rentrée, si les engagements sont tenus. L’effet est direct.”
Fractures et expérimentations
Si les premières analyses ont porté sur le clivage entre public et privé, les chiffres révèlent davantage.
En Seine-Saint-Denis, les chiffres ont objectivé ce qui était connu. “Entre les montées de CM2 attendues et les élèves arrivant en 6e, on observe parfois des pertes de 20%”, détaille le vice-président du département, Emmanuel Constant, expliquant la chute par un départ des élèves vers le privé ou vers Paris. “Notre spécificité, c’est l’homogénéité de la ségrégation.”
Pour lutter contre cette ségrégation sociale, le président du conseil départemental a proposé que la Seine-Saint-Denis quitte l’académie de Créteil pour rejoindre celle de Paris. L’objectif est notamment de mutualiser les moyens et de faciliter la mobilité. “Il faut faire venir des Parisiens dans les établissements du 93”, poursuit l’élu. Pap Ndiaye n’a pas encore donné suite à ces appels.
Le ministère devrait mettre en avant jeudi plusieurs expérimentations pour mieux répartir les élèves, qu’il souhaiterait déployer dans les régions. L’une d’elles vise à améliorer l’attractivité des collèges en proposant des classes internationales ou des classes à horaires aménagés pour la musique.
“Il ne faut pas que la mixité sociale se fasse au détriment de la mixité scolaire”, prévient Sophie Vénétitay du SNES-FSU, qui n’aimerait pas que ces classes deviennent celles qui accueillent tous les élèves favorisés d’un collège défavorisé. Une manière détournée d’augmenter “artificiellement” l’IPS, prévient le patron de la FCPE.
Une autre expérimentation a eu lieu à Paris, dans les 18e et 19e arrondissements, avec des secteurs composés de binômes de collèges. L’ensemble des élèves entrant en 6e dans le secteur sont affectés d’une rentrée à l’autre dans un collège différent. L’objectif est de multiplier ces binômes.
“C’est beaucoup plus compliqué de faire des collèges en binôme dans les territoires ruraux”, alerte cependant Marie-Pierre Mouton, présidente LR du conseil départemental de la Drôme, qui s’interroge sur les adaptations de ces expérimentations au monde rural.
L’IPS permet déjà aujourd’hui de répartir les moyens entre établissements dans certaines académies, il pourrait demain également jouer un rôle dans l’amélioration de la mixité sociale. “On voudrait avoir un échange sur les modalités d’allocation des moyens entre les académies et dans les académies. Il faudrait cumuler l’IPS avec d’autres critères”, propose aussi Sophie Vénétitay.
La répartition des collégiens parisiens vers différents lycées, via le logiciel Affelnet, avec une pondération des choix en fonction de l’IPS du collège de l’élève, a montré des résultats encourageants selon Julien Grenet et pourrait être généralisée dans les grandes métropoles.
“La publication des IPS a permis de remettre la mixité au cœur du débat, avance le chercheur. Cela a enclenché un mouvement qui ne va pas s’arrêter.”