Hélicoptères, jumelles thermiques et aspirateurs : comment la police française dépense l’argent britannique
PARIS — Si la police française a pu investir dans de nouveaux équipements de surveillance grâce à l’argent versé par le Royaume-Uni pour la protection de la frontière à Calais, elle a aussi utilisé ces fonds pour s’équiper en matériel de la vie quotidienne : aspirateurs, micro-ondes ou encore chargeurs de téléphone.
C’est ce qu’a pu constater POLITICO dans des documents inédits obtenus du ministère de l’Intérieur par voie judiciaire et détaillant les dépenses réalisées dans le cadre du traité de Sandhurst, négocié en 2018 entre Emmanuel Macron et la Première ministre britannique de l’époque, Theresa May. Ces documents révèlent aussi les décomptes réalisés par la police faisant le bilan des tentatives de franchissement de la Manche. Ils n’ont été communiqués que mi-octobre, après une condamnation du tribunal administratif ; notre demande avait été faite en 2021.
L’argent britannique représente 10% du budget total de la France pour la protection de ses frontières, selon des documents budgétaires, et le Royaume-Uni prévoit de verser 540,3 millions d’euros à la France jusqu’en 2026 pour poursuivre la protection de la frontière.
Les documents obtenus montrent que la majeure partie des 46,5 millions d’euros des fonds britanniques dépensés par la France a été utilisée pour des véhicules — notamment des voitures, des motos, des trottinettes électriques ou des quads — et des outils de surveillance, comme des jumelles thermiques, des drones, des caméras embarquées dans les voitures, des appareils photo de chasse ou encore des endoscopes. Entre aussi dans cette catégorie le financement d’heures d’hélicoptères.
Mais les fonds ont également été utilisés pour équiper la police en matériel de la vie quotidienne, comme une gazinière, des lits ou des cafetières pour un cantonnement de la gendarmerie nationale.
Une partie des fonds — les documents ne précisent pas combien — a en outre été utilisée pour équiper des équipes de la police qui surveillent la frontière franco-italienne, à plus de 900 kilomètres de la Manche, apprend-on encore. La direction de la police aux frontières des Alpes-Maritimes a notamment pu acheter huit voitures, des imprimantes ou encore quatre drones.
150 000 euros ont été dépensés pour la création d’une brigade équestre dans la baie de Somme, avec en particulier l’achat de bottes d’équitation, de casques ou de maréchalerie pour les chevaux. Le coût de fonctionnement annuel de la brigade est de 30 000 euros.
Avec 20 millions d’euros, la moitié du total des dépenses a été faite en 2023, contre 1,9 million d’euros en 2019, dernière année pleine avant le Covid.
Un apport non négligeable
Les documents obtenus par POLITICO donnent aussi une idée des résultats obtenus côté français : depuis que le traité a été signé en 2018, les policiers français auraient empêché la moitié des tentatives de traversées de la Manche par des migrants. Entre janvier 2018 et août 2023, la police française a détecté et empêché la traversée vers l’Angleterre de 3400 embarcations transportant plus de 81 000 personnes.
Mais les chiffres montrent aussi que, sur la même période, 3500 embarcations transportant plus de 111 000 personnes ont été identifiées après avoir réussi leur traversée. Le nombre réel pourrait d’ailleurs être plus important, tous les migrants ayant réussi à rejoindre les côtes britanniques n’ayant pas nécessairement été détectés.
Interrogé par POLITICO, le ministère de l’Intérieur n’a pas souhaité commenter précisément les chiffres, mais a insisté sur son bilan en matière de démantèlement de réseaux de passeurs : 47 d’entre eux auraient été démantelés en 2022 et 28 dans les premiers mois de 2023. Un fonctionnaire du ministère nous a également glissé, off the record, qu’il y avait une “logique” à équiper les effectifs à la frontière franco-italienne, car certains migrants arrivant dans la région de Calais parviennent en France via l’Italie.
“Notre objectif initial, c’est d’empêcher 100% des traversées, c’est toujours un danger de traverser la Manche”, explique Nicolas Laroye, délégué du Calaisis pour UNSA Police. Il insiste néanmoins sur le fait qu’il faudrait “beaucoup plus d’effectifs” pour y arriver.
Londres face à ses promesses
Pas plus de commentaire du côté du ministère de l’Intérieur britannique sur les dépenses effectuées de ce côté de la Manche. Sollicité par POLITICO lui aussi, un porte-parole a simplement tenu à souligner l’intérêt pour le Royaume-Uni de contribuer à renforcer les contrôles côté français : “Le nombre inacceptable de personnes risquant leur vie par ces traversées dangereuses fait peser une pression énorme sur notre système d’asile.”
Le même a ajouté : “Notre priorité est d’arrêter les bateaux, et grâce au travail du commandement opérationnel sur les petites embarcations, aux côtés de nos partenaires français, les traversées ont diminué de 20% par rapport à la même période l’année dernière.” Pour mémoire, le Premier ministre Rishi Sunak a promis de mettre un terme aux traversées de bateaux en provenance d’Europe.
L’arrestation de la moitié des traversées est une “réussite importante”, selon Dan O’Mahoney, le coordonnateur national britannique de lutte contre les traversées clandestines de la Manche, interrogé l’année dernière par des parlementaires britanniques. Le même reconnait toutefois que le nombre d’arrivants sur les côtes anglaises est “encore complètement inacceptable”.