Christophe Béchu, l’équilibriste de la sobriété foncière
Le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Christophe Béchu, est “au banc” ce vendredi 23 juin à l’Assemblée, pour finaliser l’examen de la proposition de loi sénatoriale sur la mise en œuvre de l’objectif “zéro artificialisation nette”. Un texte au parcours semé d’embûches, pour lequel le ministre a dû se battre jusqu’au sein du gouvernement.
Le sujet a en effet été l’objet d’une joute feutrée entre Béchu, soucieux de s’affirmer sur un dossier au cœur de son portefeuille, et Bruno Le Maire, chantre d’une réindustrialisation gourmande en terrains constructibles.
Le locataire de Bercy a trouvé des alliés de circonstances chez les LR, qui sont montés au front à l’Assemblée comme au Sénat.
A l’arrivée, Béchu a toutefois réussi à conserver l’essentiel : tous les projets industriels seront bien pris en compte dans la loi mais les limites imposées par l’objectif de non-bétonisation ne pèseront pas sur les seules communes, à qui par ailleurs des concessions ont été faites pour préserver leurs marges de manœuvre.
Un numéro d’équilibriste plutôt réussi au vu d’un démarrage plus que compliqué… Souvenez-vous.
À l’origine
La sobriété foncière figurait parmi les recommandations de la convention citoyenne pour le climat, et fut intégrée dans la loi climat et résilience. Objectif: limiter l’artificialisation des sols qui pénalise la biodiversité, freine la filtration de l’eau ou la captation du carbone.
L’objectif du texte, voté en 2021, est qu’à l’horizon 2050, il n’y ait plus de nouvelles surfaces artificialisées, sauf à renaturaliser une surface équivalente. Dans l’intervalle, le dispositif prévoit une réduction de moitié.
Mais la mise en oeuvre de cet objectif, délicate dès le départ, est devenu un sujet brûlant à quelques mois des sénatoriales : la gestion du foncier est une prérogative des élus locaux qui s’inquiètent de voir leur échapper recettes fiscales et créations d’emplois.
Les premiers décrets d’application sont sortis courant 2022, en pleine période électorale. “Le truc a dérapé. L’administration a réécrit la loi”, explique la centriste Françoise Gatel, à la tête de la délégation aux collectivités territoriales au Sénat.
La nomenclature qui permet de distinguer surfaces artificialisées et non artificialisées comporte quelques bizarreries. Le calendrier de mise en œuvre est très contraint.
Écouter, cajoler
A peine arrivé à son poste, Christophe Béchu mesure l’ampleur de la colère des élus locaux. Comme POLITICO le révélait alors, il suspend sans tarder les décrets litigieux et promet une réécriture.
Les sénateurs, à l’affût, mettent en place une mission conjointe de contrôle début octobre. “C’est un sujet dont n’arrêtent pas de nous parler les maires. Il y a une vraie crainte qui se manifeste localement”, raconte le socialiste Eric Kerrouche.
L’automne permet aussi à Christophe Béchu de préparer une réponse. Plusieurs consultations sont organisées auprès des associations d’élus. “Le gouvernement donne une oreille attentive”, se félicite-t-on chez Intercommunalités de France.
Mi-novembre, le ministre passe deux heures avec les sénateurs membres de la mission de contrôle et répond à de nombreuses questions. Celui qui a été maire, président d’agglomération, conseiller départemental et conseiller régional manie sans ciller les nombreux acronymes et concepts familiers aux élus locaux et séduit les sénateurs à défaut de les convaincre.
Il esquisse alors sa ligne : accepter certaines adaptations mais ne pas revenir sur l’objectif de sobriété foncière. “Il faut tenir bon en remettant du bon sens”, explique-t-il à POLITICO.
Les annonces concrètes sont réservées à Elisabeth Borne, fin novembre, lors du congrès des maires : les grands projets seront décomptés au niveau national, et la nomenclature sera revue.
Mi-décembre, les sénateurs déposent une proposition de loi transpartisane, fruit de leur mission de contrôle. Elle fait plus qu’assouplir la mise en œuvre de l’objectif de sobriété foncière, et donne des pouvoirs aux élus locaux pour maîtriser le développement foncier. Elle est adoptée le 16 mars.
Pression et concessions
Un mois plus tôt, les députés Renaissance Bastien Marchive et Lionel Causse ont déposé leur propre proposition de loi. “On a travaillé avec le ministre”, nous explique alors ce dernier, agacé par le texte des sénateurs qui selon lui “ne répond pas aux attentes des élus locaux” et “rend la loi complètement inutile”.
“Tout le monde sait bien qu’il n’en sont pas les auteurs”, tance en retour le sénateur Kerrouche, accusant le gouvernement de mettre la pression sur la Chambre haute avec cette proposition de loi concurrente.
La proposition de loi sénatoriale tarde à être inscrite sur la feuille verte qui définit l’ordre du jour à l’Assemblée nationale. Une stratégie bien calculée par le gouvernement : en examinant la proposition de loi juste avant la fin de la session ordinaire, la pression est forte sur les sénateurs pour qu’un compromis soit trouvé en commission mixte paritaire. Entre les vacances et les élections sénatoriales, le texte ne pourrait sinon retourner au Sénat qu’à l’automne.
Dans le même temps, le ministère de la Transition écologique finalise deux décrets qui vident de leur sens plusieurs articles de la proposition de loi sénatoriale.
Le gouvernement devrait pouvoir compter sur une majorité de députés. Il a principalement compté sur les voix des socialistes et des écologistes au long de l’examen pour garder le cap fixé par la loi Climat et résilience, malgré quelques députés LR remontés, qui ont déposé plusieurs centaines d’amendements.
La “garantie rurale”, décrite par beaucoup comme la principale ligne rouge des sénateurs, était encore débattue à la fin de la séance, hier soir. La mesure vise à ce que les plus petites communes, qui craignaient d’être délaissées aux profits des métropoles, aient droit par défaut à un hectare d’artificialisation.
Christophe Béchu, après s’être opposé à la mesure devant les sénateurs, s’y est fait.
Il plaide “l’importance sur tous les bancs au Sénat de ce sujet”, comme il l’a expliqué à la presse le 20 juin, mais aussi le besoin de rassurer le monde rural face “à un sentiment qui n’est pas justifié”. Une manière de conserver le soutien des sénateurs avant la commission mixte paritaire.
Négocier avec Bruno Le Maire
Les sénateurs ne sont pas les seuls à se mettre en travers des ambitions de sobriété foncière. Il y a des “remontées de tous les industriels et des collectivités territoriales” qui s’inquiètent que le ZAN ne freine le développement industriel, explique en mars un artisan du texte à l’Assemblée nationale.
Les industriels poussent pour être exemptés par le décompte de l’artificialisation. Il ne faudrait pas que “certains projets exceptionnels par leur envergure” puissent être “pénalisés”, peut-on lire par exemple dans un email envoyé pour le compte d’Amazon par un consultant de Taddeo. L’entreprise américaine espère ainsi une exemption pour les projets créant plus de 500 emplois.
Bruno Le Maire suit le sujet de près, d’autant qu’il est au coeur d’un texte qu’il porte en parallèle : le projet de loi industrie verte, examiné au Sénat cette semaine dans un subtil chassé-croisé.
En janvier, Bruno Le Maire a donné comme consigne de garder les deux sujets séparés, et ne pas se mêler du ZAN dans le projet de loi industrie verte “par peur de le complexifier”, selon le même député cité plus haut.
Mais le sujet le tracasse. Il souhaite finalement créer une exception pour les usines via son projet de loi, qui sortirait les projets estampillés “industrie verte” des obligations du ZAN.
Christophe Béchu s’en agace ouvertement.
“On ne peut pas considérer qu’il y a les bons hectares de Musk et les mauvais de Farandou”, résume-t-il lors d’une réunion de groupe Renaissance mi-juin, traçant un parallèle entre les projets d’usines de batteries du patron de Tesla et les lignes à grande vitesse prévues dans le sud-ouest.
Les deux finissent par trouver un terrain d’entente.
“Sur la partie industrielle, on a une rédaction commune avec Bercy […] qui consiste à dire que nous n’allons pas faire disparaître l’artificialisation, nous allons la compter, à part, mais la compter quand même”, résume, le 20 juin Christophe Béchu, laissant derrière lui la brouille. Soit la version qu’il a défendue depuis le départ.
La mesure a également été adoptée par les députés hier.
Reste que les débats sur le ZAN ne sont pas terminés. La fiscalité des collectivités territoriales repose beaucoup sur le foncier, et toutes les questions sur le sujet ont été renvoyées au projet de loi de finances… Rendez-vous à l’automne.
Anthony Lattier et Elisa Braun ont contribué à cet article.